Radicalement vôtre

LE MONDE | 11.08.2016 à 06h41 | Par Florence Aubenas (/journaliste/florence-aubenas/)

 

La Toyota s’arrête devant le portail et c’est un grand costaud, parlant néerlandais, qui escorte les visiteurs jusqu’à la villa. La piscine brille à l’arrière, une eau si claire qu’on en voit le fond. Une dizaine de garçons jouent au waterpolo, des Belges surtout.

Parfois, un jeune homme originaire d’Anvers est là. Au bord du bassin, il détache la ceinture d’explosifs qu’il porte sans cesse sur lui. C’est le seul moment où il accepte de s’en séparer. Montasser AlDe’emeh le regarde plonger. « J’espère que tu vas rester ici avec nous. Je ne pense pas que tu as une villa et une piscine à Bruxelles. Ici, nous avons tous les avantages du djihad. Nous sommes libres », dit en riant le grand costaud à AlDe’emeh, qui rapporte ce récit.

Thé glacé, chocolat, Pringles ? « Tout est possible ici. Il n’y a que les plats de ma mère qui me manquent, lance un autre. C’est un peu l’Europe en miniature. » Et Montasser AlDe’emeh continue : « Plus tard, avant de m’endormir, l’idée d’avoir nagé des heures alors qu’à quelques kilomètres des hommes et des femmes étaient abattus me procure un terrible sentiment. » C’était un jour d’été en Syrie, du côté d’Alep, en 2014.

Cette année là, Montasser AlDe’emeh y a passé deux semaines pour son doctorat à l’université d’Anvers. Sujet : les djihadistes belges. A vrai dire, il leur ressemble comme un frère. Même âge, 25 ans environ, même barbe, ​mêmes origines.

Quand il leur a proposé, par Internet, de venir les interroger en Syrie, les autres se sont sentis plutôt flattés. « Tu écris des choses bien sur nous, je te suis sur Facebook », lui dira un des joueurs de water-polo. Le jeune chercheur prône « l’empathie » dans ses tribunes publiées par la presse néerlandophone : « Comprendre plutôt que condamner. Qui sont-ils ? Quel est leur but ? » A sa manière, Montasser aussi a l’impression alors de vivre « une forme de djihad ».

« Le symbole de notre cauchemar »

Deux ans plus tard, Montasser AlDe’emeh traverse la place de la Bourse, à Bruxelles. Bonnes joues lisses de bébé, cheveux coiffés-mouillés-beau-gosse. C’est le style du jour. Il aurait aussi bien pu venir en tenue de supporteur d’Anderlecht, en keffieh ou en costume trois pièces.

Après les attentats de Bruxelles, le 22 mars, il avait posé toute la journée en uniforme de l’armée belge. Une star. « Mais quel genre de star ? C’est toute l’histoire, soupire un enquêteur bruxellois. Je m’attends chaque jour à voir sa photo dans le journal, sans savoir si c’est parce qu’il aura posé une bombe ou empêché qu’elle éclate. Ce garçon paraît le symbole de notre cauchemar : on n’arrive pas à comprendre ce que ces jeunes ont dans la tête. »

Montasser s’installe à la terrasse d’un café et s’assoit devant un verre vide. C’est ramadan. Sur la table, il a posé ses livres : Spinoza et Nietzsche. Il se revoit à l’âge de 13 ans, au matin du 11-Septembre. Le professeur lui demande ce qu’il pense des attentats. « Pourquoi moi ? », dit-il. La veille, il a regardé le football, comme tout le monde. La réponse lui vient aussitôt : « Parce que je suis le seul Arabe de la classe. »

Il est le seul du village aussi, perdu au milieu des Flandres. Fils de réfugiés palestiniens, il a reçu « l’amour inconditionnel de la Palestine et la haine d’Israël avec le lait maternel ». Son enfance s’est passée à construire des murs, qui forment un labyrinthe où il se heurte sans cesse : il y a ce que l’on dit à la maison, ce que l’on dit à l’école, ce que disent les copains, ce que dit la religion, ce que dit Internet. Rien ne coïncide. Rien ne canalise. Tout fait mal.

« La part du diable »

« Plus je me sentais incompris en Belgique, plus mon horizon mental se tournait vers le Proche-Orient. » Il dort par terre, à côté de son lit, comme dans les camps palestiniens. Des photos de la bande à Baader ou de Gaza recouvrent ses cahiers. « Je faisais des maths pour plaire à ma mère et, en même temps, je pensais en cachette : comment tuer des soldats israéliens ? » A la terrasse, il mime une rafale de mitraillette. « Je me sentais seul au monde, je me détestais. »

Géraldine H. est une grande femme blonde, la cinquantaine, analyste financière.

Elle se considère volontiers comme la seconde mère de Montasser. Mariée à un Marocain, vivant à Molenbeek, Géraldine a un fils, Anis, 18 ans. Ou plutôt, elle en avait un. Anis est mort en ​ Syrie en février 2015. A cette époque, il était presque impossible de ne pas tomber sur Montasser en allumant la télé. Le livre où il raconte son été près d’Alep – Pourquoi nous sommes tous des djihadistes (La Boîte à Pandore, 2015) – l’a propulsé héros national, seul expert belge à avoir fait un travail de terrain. On l’invite partout. « Nous avons tous en nous la part du diable », dit le jeune homme.

Il cite volontiers Jan Jambon, le ministre belge de l’intérieur, parlant de ces nationalistes flamands, communauté longtemps malmenée, qui avaient rallié les nazis pendant la seconde guerre mondiale. « Ils étaient dans l’erreur, mais ils avaient leurs raisons », dit Janbon. Montasser reprend : « Moi aussi, j’avais “mes” raisons de vouloir me battre, et ces jeunes gens également. Ils se sentaient rejetés puis, d’un coup, ils entendent qu’ils peuvent se comparer aux êtres les plus nobles, faire partie de l’Histoire. »

Montasser, aussi, a trouvé sa place. Mieux, un destin. « Qui d’autre que moi pourrait parler d’eux ? Je me sens appelé à canaliser leurs frustrations. » Avec Géraldine H., il fonde De Weg Naar (« Le chemin vers »), un centre d’accompagnement, terme qu’il préfère à celui de « déradicalisation ». « Il est Palestinien, presque un rang à tenir, l’obligation d’être courageux », dit Géraldine H.

Une petite foule honteuse

Sans aucune aide, De Weg Naar devient un point de ralliement, le seul du pays en fait. Une petite foule honteuse, sur ses gardes, s’y glisse jour après jour, ceux dont les fils sont partis en Syrie. En général, les ponts sont coupés avec les parents. Parler au père ? Ce lâche qui a courbé l’échine toute sa vie ? A la mère, dont l’amour risque de faire faiblir les déterminations ?

Pour les familles, Montasser apparaît comme la ​dernière chance. Il les berce de doux récits : « Votre enfant est plus heureux là-bas », « il déguste des cocktails de fruits au petit déjeuner »… Des ​mères proposent de cuisiner ses repas. Des enseignants l’appellent à la rescousse. Montasser triomphe, il peut tout ; sauver les jeunes, sauver la Belgique.

En novembre 2015, la famille Boutalliss supplie Montasser : il faut convaincre leur garçon de renoncer à un attentat-suicide. Abdelmalik a 20 ans, soudeur à Courtrai avant de partir pour la Syrie. Le jeune chercheur le contacte, sûr de réussir. « Ta mère va être anéantie », commence-t-il sur WhatsApp.

L’autre répond : « Si je suis tué sur le chemin d’Allah, je conduirai ma mère vers le paradis. C’est une situation de gagnant-gagnant, inch’Allah. (…) Vous restez en Belgique à vous faire humilier. Révoltez-vous ! » Ça dure deux nuits. A la troisième, Abdelmalik Boutalliss se fait exploser contre un convoi militaire en Irak. C’était le 10 novembre 2015.

Trois jours plus tard, Paris compte ses morts au Bataclan, au Stade de France, aux terrasses des cafés. Le portable de Montasser déborde de messages enthousiastes de Syrie. « Tu as vu ? Ce n’est que le début. » Près d’Alep, Olivier Calebout, un converti, le contacte sur Internet.

Il triomphe : « J’ai tout suivi en direct à la télé. » Il se trouve que Calebout est aussi un ami de Boutalliss, le kamikaze. Sa mort le ravit. « Magnifique ! Avant de quitter la Belgique, il me disait qu’il ne commettrait jamais d’attentat-suicide. (…) Une fois en Syrie, tout est devenu clair. » « Comment vous voyez-vous dans cinq ans ? », demande Montasser. Alors Calebout, sans hésiter : « Mort. » Fin de la communication.

« Il n’y arrive plus »

De ces jours d’hiver à Bruxelles, Géraldine H. a vu Montasser changer. « Il est devenu très seul, désespéré, un sentiment de culpabilité énorme. Il croyait pouvoir influencer les jeunes, mais il n’y arrive plus. » Depuis quelques mois déjà, le jeune chercheur publiait ses conversations avec des djihadistes dans l’hebdomadaire Knack, que tout le monde s’arrachait.

Le ton avait changé, déjà. Fini la piscine et les jus de fruits. « Je hais la Belgique et tout ce qu’elle représente. (…) Le seul endroit où on peut vraiment y pratiquer la religion, c’est la prison », lui écrit ainsi Abdellah Nouamane, lycéen d’Anvers, en août 2015. Il appelle à attaquer des écoles, des centres commerciaux, des discothèques.

Le chercheur avait aussi sonné le tocsin plusieurs fois, publiquement. « Notre pays sous-estime gravement le danger d’attentats. » Peu de politiques l’ont contacté, et ​Ahmed El Khannouss, échevin de Molenbeek (Centre démocrate humaniste), doit être l’exception.

L’élu a été surpris de la vive opposition rencontrée quand il a demandé son audition au Parlement de Bruxelles, en décembre 2015 : « Montasser le héros » est devenu un personnage trouble depuis les attentats en Europe, contrôlé par la police, puis inculpé pour avoir délivré un certificat de complaisance visant à attirer la clémence pour un détenu.

La police le soupçonne de « jouer double jeu ». Géraldine H. en rit. « C’est un showman, c’est sa force. » Montasser a encore brouillé les pistes, annonçant qu’il avait collaboré avec les services belges après les attentats de Paris. Assis à la terrasse, il a un sourire d’écorché. « Les politiques ne me font pas confiance. » L’orgueil le reprend. « Se font-ils confiance à eux-mêmes ? Moi, j’ai 10 000 followers sur Facebook, plus que n’importe lequel. 

« l’EI le considère comme un traître »

De toute façon, il ne vote pas. Pendant son cursus en sciences politiques, Montasser s’était s’inscrit à des cours d’études judaïques. Toute l’année, il a évité d’aller aux cours, mais les apprend par cœur, horrifié et fasciné à la fois. Le jour de l’examen, « [il s’est] trouvé face à un juif pour la première fois de [sa] vie ».

L’autre le félicite, 18 sur 20. Il sort en sanglotant. « Il m’a traité comme un être humain. » Lecture de Kafka et de Hannah Arendt, voyage à Auschwitz – pour « essayer de me sentir comme un juif, au moins une minute ». Son père le scrute : « Pourquoi ne pas aller plutôt dans les camps de réfugiés palestiniens en Jordanie, où vit ta famille ? »

Montasser reprend : « Je ne dis pas que les attaques israéliennes sur Gaza, c’est bien, au contraire. Mais je n’ai plus de haine. » A la fac, il est considéré comme quelqu’un de « difficile à joindre, de difficile à suivre, difficile tout court. Mais un des plus brillants, un genre de surdoué ».

Après les attentats de Paris et de Bruxelles, il a estimé qu’il existait des limites à l’empathie. Les djihadistes belges revenus des combats en Syrie ? « Il faut les renvoyer là-bas avec un coup de pied au cul. » Désormais, l’organisation Etat islamique le considère comme un traître et le menace de mort.

Lui pense à son deuxième livre, coécrit avec la fiancée d’un djihadiste, revenue de Syrie. Il l’a déradicalisée. Cette fois, c’est sûr.

Erna De Couck
Kan dit ook in het Vlaams aub

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